10 Le futur est dans les champs
Le jour de la majorité
Ce matin, dans ma boite aux lettres :
« Lundi prochain, à deux heures de l’après-midi, le maire d’arrondissement a le plaisir de vous convier à la grande cérémonie organisée en l’honneur du Seijin-Shiki. Tenue formelle conseillée. »
A chaque peuple son rite de passage. Partir dans la forêt muni d’un coutelas et revenir au village, deux lunes plus tard, vêtu d’une peau d’ours. Se maquiller. Boire beaucoup. Rentrer dans l’armée et observer, derrière de grosses jumelles, une frontière enneigée. Marcher sur des braises. Passer son bac. Faire sa Bar Mitsva. Changer de nom. Partir en vacances.
Au Japon, tous les habitants d’un district ayant vingt ans au début de la nouvelle année sont appelés à revêtir leur plus beau kimono et à se réunir pour célébrer, ensemble, leur passage à l’âge suivant. C’est le Seijin-Shiki (成人式), la « cérémonie de la majorité », événement nippo-nippon auquel, normalement, aucun étranger ne participe. Mais j’ai vingt ans – et une invitation.
Au bout de la ligne de métro Est-Ouest, une immense zone commerciale faite d’hypermarchés et d’échangeurs autoroutiers. Au milieu, un stade couvert rond et bombé qui accueille les festivités. A mesure que l’on se rapproche, la foule s’intensifie. Chez les filles, c’est un festival de kimonos rose et rouge qui tranchent avec la neige environnante. Toutes portent sur la poitrine une épaisse écharpe de fourrure grise et marchent d’un pas vif. Il faut dire que le thermomètre titille les -10°C et qu’une bourrasque de poudreuse souffle dans la vallée.
Côté garçons, c’est cheveux décolorés, vestes à rayures et boucles d’oreille dorés pour un look yakuza optimal. Un bavard à ma droite a même osé les lunettes de soleil et prend des poses d’agent secret sous couverture. Tout le monde rigole bien, retrouve un vieux pote de collège oublié ou un voisin de classe de maternelle. (Hé ! Takumi ! Tu te souviens, Ryota ?) C’est la magie des circonstances qui réunit, pour quelques heures, toute une génération.
Certains l’ont bien compris : le long de la route s’attroupent des distributeurs de tracts qui voient là l’occasion unique de cibler toute la jeunesse du quartier. Partis politiques, prêts étudiants, assurances-vie… Le trottoir est un long défilé de démarcheurs passionnés. Un élu local distribue des petits drapeaux, une grosse femme joufflue me tend une bible bon marché.
A l’intérieur du stade, c’est une succession de photos de groupe. En fond sonore, les chansons Pop les plus sucrées du moment s’enchaînent alors que les rangées de chaises pliantes se remplissent peu à peu. Une présentatrice en talons hauts demande au groupe de s’asseoir d’une voix forte, mais disparaît aussitôt, remplacée par un air de tango argentin inattendu. Petit moment irréel pendant lequel personne n’ose vraiment parler, un chien mascotte, tenu en laisse par un employé municipal, baille, l’œil las.
Coupant court au solo d’accordéon, le maire prend la parole : « Aujourd’hui, vous avez vingt ans, vous entrez dans la société, vous en devenez des membres actifs ! » Sans grande passion, il rappelle aux quelques milliers de personnes présentes le poids symbolique de cette journée. Mais l’assemblée a déjà cessé de l’écouter. Mes voisins font des grimaces devant leur portable et se moquent respectivement de leur déguisement trop formel.
Seul sur scène, l’élu finit son discours sous les maigres applaudissements du premier rang. Autour de moi, on se lève pour écouter « Kimi ga yo », l’hymne japonais qui clôt les festivités. Pour beaucoup, la partie sérieuse de l’évènement est terminée. Les notes poussives du chant à l’empereur sont recouvertes des rires sonores des étudiants qui bientôt profiteront de ce jour férié particulier pour aller manger une assiette de sushis entre amis. Fin du rite de passage. La foule s’évapore sous une sautillante valse viennoise. Dehors, le vent glacé s’est calmé, un ciel délavé s’étale derrière les verrières du stade déjà vide.
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Dans la salle commune du département d’agriculture de Hokkaido Daigaku : une grande étagère en bois brut remplie de mangas poussiéreux, une table basse récupérée dans un vide-grenier, un étrange bocal d’alcool fort dans lequel marinent des noisettes, une vieille affiche écornée représentant une chaîne de montagnes enneigées et un gros fauteuil de cuir défoncé. Je suis assis dans le fauteuil, un thé aux fruits dans les mains, et j’interviewe des élèves dans le cadre d’un devoir d’anthropologie.
– Pourquoi est-ce que tu étudies l’agriculture ?
SAYAKO KANIE – alias « Le Crabe », petite aux yeux ronds, 22 ans
C’est une longue histoire. J’ai commencé par faire de la génétique dans une autre fac. Comment est-ce que l’oxydation fait vieillir la peau, l’ADN, tous ces trucs de micro-biologie. Après un passage à l’institut scientifique de Nara, je suis partie au Cambodge quelques mois. Un vrai choc : les décharges au milieu des rizières, les écoles en torchis sans eau courante… J’ai